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Un vendredi noir linceul

logo-ecriture-150x150par J.-Y. Mercury, professeur de philosophie au lycée Jean Renou

 

Il y avait eu Charlie et nous avions été hébétés, traumatisés et horrifiés par cette violence dont la dimension symbolique nous rappelait que la liberté de la presse, en l’occurrence satirique, provocatrice, ulcère tous les intégrismes, les bien-pensants… Et maintenant il y a Paris avec cette hécatombe de victimes immolées sur l’autel des fanatismes en cours, des terrorismes planifiés, d’une violence rationalisée dont un des buts avoués consiste à instiller la peur, l’insécurité, et plus encore le spectre d’une fissuration irréversible pouvant conduire à des soubresauts de « guerre civile ». Pourtant ne nous y trompons pas, au-delà de l’horreur, de l’impuissance il nous faut rester debout et ensemble en luttant contre nos propres préjugés, contre les amalgames, contre ce racisme rampant qui s’est infiltré progressivement dans nos esprits et qui nous désigne des coupables ou plutôt des boucs émissaires : les musulmans !
Je voudrais rappeler qu’il ne faut pas se tromper de cible car les musulmans, dans leur grande majorité, vivent leur religion dans la paix et n’en travestissent pas les enseignements. Ils n’ont rien à voir avec cette idéologie totalitaire et pseudo théocratique qui instrumentalise la religion au profit de buts bien peu « charitables » et d’autant moins « humains » parce qu’ils sont en butte avec ce que nous défendons nous, démocrates, républicains : la liberté, l’égalité, la laïcité, le vivre ensemble au sein d’une société que nous savons métissée, donc porteuse de différences. Mais l’ouverture à ces différences et la tolérance qui devrait, doit en découler ne suspend pas pour autant la dénonciation de l’intolérable. Et il existe bien cet intolérable, c’est incontestable et il nous faut le nommer au risque de le laisser dans le non-dit, ou pire encore le déni.
Nous devons rappeler que le principe de la laïcité est une condition pour chacun de pouvoir pratiquer la religion de son choix en toute quiétude mais nous ne pouvons oublier que ce sont certains religieux qui ont érigé le fanatisme en principe de réalité soutenant que leur religion était non seulement la plus authentique, la meilleure, la seule et vraie réduisant les autres à des résidus d’impiété. Nous, en Occident, avons mis bien longtemps à nous extraire de cette contamination des esprits et des abominations qui en ont résulté mais est-ce dire que nous sommes immunisés pour ne pas dire guéris ? Non sans doute puisque nous ne pouvons que constater le retour de vieux démons au gré d’un quotidien qui vire parfois à la haine. Que l’on médite simplement sur cette évidence : celui qui est persuadé de détenir la vérité peut-il faire autrement que de penser que ceux qui n’y souscrivent pas sont des ennemis à abattre ? N’est-ce pas ce que nous vivons ?
Mais là ne s’arrête pas la réflexion, l’état d’urgence a été décrété puisque à situation d’exception correspond un « régime » d’exception et l’opinion a soif de sécurité, ce qui est bien compréhensible si ce n’est légitime. Mais jusqu’où peut et doit aller cette aspiration à la sécurité ? S’il n’y a pas de liberté sans sécurité il convient de rappeler que la sécurité peut progressivement glisser du côté du sécuritaire au risque même de devenir liberticide. N’entend-on pas des voix qui réclament haut et fort de telles mesures ? Force doit rester à la loi, à la police, au droit et à la justice et face à l’émotion la plus violente, la plus forte, la plus passionnelle il nous faut aussi raison garder ! Que l’on ne s’y trompe pas c’est là un des enjeux de nos démocraties. Restons debout mais n’acceptons pas de céder aux sirènes qui voudraient bien nous conduire à rester « mineurs », sous la tutelle de ceux qui voudraient bien nous protéger y compris parce que l’obéissance est préférable à la liberté.
Il nous faut oser penser par nous-mêmes et cela est d’autant plus urgent en ces temps de détresse et de crise que certains voudraient bien nous en dispenser. N’oublions pas l’histoire qui, si elle ne se répète pas, nous éclaire indéniablement sur ce qui peut se profiler sous la bannière de la sécurité. Mais ne cautionnons pas non plus la tentation des fanatismes, des extrémismes, des nationalismes il en va de notre démocratie et elle a encore sens et valeur, du moins nous voulons l’espérer. Nous ne sommes pas une cible au hasard et nous n’entendons pas le rester passivement de manière résignée. Nous avons donc à nous défendre, mais nous devons vivre avec cette réalité puisque il serait malhonnête de penser que le risque zéro pourrait être atteint. Nous ne pouvons que redouter d’autres attentats qui seront probablement planifiés et exécutés. C’est en intégrant ce principe de réalité, sans qu’il vire à la psychose, que nous pourrons résister. Car si l’obéissance est une vertu de chaque citoyen il doit aussi être un résistant. La démocratie ne peut vivre qu’à ce prix et nos morts ne le seront pas pour rien. C’est sans doute un devoir et un hommage que nous avons à leur rendre.